Ibrahima Diagne plie méticuleusement des jeans qu’il empile sur une table comportant plusieurs étagères. Installé clandestinement sur un trottoir, en face du rond-point Case Bi en banlieue de Dakar, il soigne la présentation de ses articles dans l’espoir d’attirer les passants. Dans un vacarme assourdissant et une atmosphère polluée par les pots d’échappement, le jeune homme, 20 ans, garde le sourire malgré tout. "Il m’arrive de rester deux à trois jours sans voir l'ombre d'un client, même un passant qui fait mine de s’intéresser à mes articles. Les temps sont durs."
Ibrahima, qui a arrêté ses études en classe de 3e au collège, n’a qu’un rêve : aider sa mère, assise juste en face de lui, de l’autre côté de la chaussée, pour vendre des sachets d’eau minérale à 50 francs CFA l’unité. Il espère que les futurs députés de l'Assemblée nationale porteront la voix des jeunes. "Nous sommes oubliés par l’État. On a de grandes difficultés à trouver un emploi stable et digne. Je n'ai rien d'autre à faire que vendre des jeans. J'espère que la prochaine Assemblée va nous aider."
La campagne pour les élections législatives au Sénégal s'est ouverte dans un climat de tensions politiques. La coalition au pouvoir Benno Bokk Yakaar, majoritaire à l’Assemblée nationale sortante, veut conserver son leadership afin de permettre au président du Sénégal, Macky Sall, de gouverner sereinement jusqu’à la prochaine présidentielle de 2024. Benno Bokk Yakaar mise sur la jeunesse pour atteindre ses objectifs, avec plus de jeunes investis sur les listes de candidats et un slogan largement diffusé sur des affiches électorales dans les rues de Dakar : "Benno mise sur la jeunesse."
Face à eux, se présente la grande coalition de l’opposition Yewwi Askan Wi, sous la houlette des principaux opposants Ousmane Sonko et Khalifa Sall. Néanmoins, les titulaires de leur liste, parmi lesquels les principaux leaders de la coalition, ont été recalés par le conseil constitutionnel pour non-respect de la règle de la parité. Yewwi Askan Wi s'engage ainsi dans ce scrutin amoindrie, avec une liste de suppléants.
Un peu plus loin, au rond-point Case Bi, Alassane Sarr, 22 ans, vient de garer sa moto. Ce conducteur de "tiak tiak" – un livreur et conducteur de taxi-moto en wolof – vient de terminer une livraison. Absorbé par son smartphone, il jette des regards furtifs aux passants en espérant être contacté pour une nouvelle course. Masque chirurgical sous le menton et lunettes transparentes sur la tête, il s’assure que des policiers ne rodent pas dans les parages.
"Il faut que les flics nous laissent tranquilles", demande-t-il. Les conducteurs de "tiak tiak" sont l’une des cibles favorites des agents de la circulation. Roulant souvent sans respecter le code de la route, ils sont régulièrement appréhendés, leur motos confisquées ou leurs revenus soutirés. "Oui, parfois c’est certes de notre faute, on circule sans papiers au complet ou sans casque, mais c’est parce qu’on n’a pas souvent le choix. Que les hommes politiques nous aident à mieux structurer notre métier et à assurer notre sécurité sur la route. Ils ne nous ont pas donné d’emplois. Qu’ils nous aident à protéger celui qui nous fait gagner notre vie. Ils sont élus pour nous", ajoute Alassane.
L'obsession de l’eldorado
En mars 2021, de violentes manifestations avaient éclaté après la convocation d'Ousmane Sonko, le principal opposant, arrivé troisième à la présidentielle de 2019, accusé de viol. Les jeunes étaient alors massivement sortis dans les rues pour réclamer sa libération mais aussi, et surtout, pour réclamer plus de justice sociale et d’emplois. Sévèrement réprimés, ces rassemblements avaient fait 13 morts selon le Mouvement de défense de la démocratie (M2D) et 14 morts selon Amnesty International.
En réponse, le président Macky Sall, dans une adresse exceptionnelle à la nation, avait promis la mise en place de projets au profit des jeunes et des femmes entre 2021 et 2023, pour un montant de 350 milliards de francs CFA (soit 534 millions d’euros).
Plusieurs projets ont par ailleurs été initiés ces dernières années pour insérer davantage les jeunes sur le marché de l'emploi. L'Agence nationale pour la promotion de l'emploi des jeunes (ANPEJ) et la Délégation à l’entreprenariat rapide (DER) sont parmi les structures les plus importantes mises en place pour atteindre cet objectif, avec des résultats mitigés. Le taux de chômage s'élevait à près de 25 % au Sénégal au 4e semestre 2021, selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie.
Ibrahima estime n’avoir pas encore vu les fruits de ces politiques. Casquette vissée sur la tête à l’image du rappeur américain 50 Cent, le jeune marchand commence à s’impatienter et a des envies d’ailleurs. "Si vous me voyez, vous remarquez que je suis habillé comme un Américain", plaisante t-il. Son projet est d’obtenir le visa pour les États-Unis. "Je pense sérieusement à quitter le Sénégal. S’il plaît à Dieu, j'irai aux États-Unis, faire fortune là-bas et aider ma maman."
Ce rêve, Ibrahima le partage avec Talla, qui se voit lui, en Europe, dès que possible. Le jeune homme de 25 ans a une licence en marketing et en management, mais n’a pas réussi à trouver de travail. "Cela fait un an que je parcours les offres d’emploi sur LinkedIn sans jamais réussir à avoir ne serait-ce qu’un retour par téléphone ou par mail d’un responsable des ressources humaines. Mes nombreuses demandes d’emploi sont restées sans suite. Dès que l'opportunité se présente je quitte ce pays."
Pour obtenir son billet pour la France ou l’Allemagne, il compte sur les paris sportifs. À la sortie d’une agence de paris à la Médina, un quartier populaire en plein centre de Dakar, il tient un ticket à la main. "Je rentre chez moi m’informer sur les matches qui auront lieu aujourd’hui. Je n’ai aucun espoir envers les hommes politiques. Je n’attends rien d’eux. Ils ont perdu toute ma confiance", précise-t-il avant de s’éclipser, espérant décrocher le jackpot et tenter sa chance sur le Vieux Continent.
Le chômage des femmes
Sous la passerelle de Ouest Foire, un quartier résidentiel de la capitale sénégalaise, une quinzaine de jeunes filles sont assises, stoïques, les yeux dans le vide. Elles se rassemblent ici tous les jours en attendant des offres d’emplois pour femmes de ménage. "Cela fait dix jours que je viens ici quotidiennement en espérant avoir du travail. Cela ne marche pas encore. J’attends toujours", raconte Aissatou, 23 ans.
Le chômage touche beaucoup plus les femmes au Sénégal, avec un taux de 35 % contre 13 % chez les hommes, selon la principale agence de statistiques sur la démographie.
"Nous les femmes, on n’est pas prises en compte par l’État. J’ai quitté mon village et j’espérais avoir des opportunités ici. Je suis désespérée, mais Dieu est grand", rajoute Oulimata, assise juste à côté. La jeune femme qui préfère taire son âge, a abandonné ses études aux portes du baccalauréat. Elle espère que les prochains députés au Parlement se soucieront d’elles. "J’interpelle surtout les femmes qui seront élues. Elles sont nombreuses vu qu’il y a la parité à l’Assemblée nationale. Qu’elles pensent à nous. Nous sommes fatiguées. On veut juste travailler dignement et aider nos familles", conclut Oulimata